Doomtree: Hip-Hop 2.0

Doomtree by Chad Kamenshine
Cinq longues années après No Kings, Doomtree, le collectif de Minneapolis, revient pour un troisième effort, plus remonté que jamais. Intitulé All Hands, l’album montre clairement la nouvelle voie empruntée par les sept membres du crew (Lazerbeak, Paper Tiger, Cecil Otter, Dessa, Sims, Mike Mictlan et P.O.S.) : un rap hybride, sombre et vengeur sur lequel ils réinventent les règles du genre. Explications par le beatmaker et producteur Aaron « Lazerbeak » Mader, en pleine préparation d’une nouvelle tournée européenne cet été.
All Hands est votre troisième album en tant que collectif, il est selon moi plus sombre et plus énervé encore que No Kings

Lazerbeak : Je pense que nous avons toujours cultivé notre part de ténèbres. Pour moi, il s’agit surtout d’un album plus dense que tout ce qu’on a pu faire par le passé, que ce soit sur le plan musical ou celui des textes. Les beats sont le fruit d’une collaboration entre Cecil Otter, Paper Tiger et moi-même. Beaucoup ne réalisent pas à quel point Cecil s’est pour la première fois impliqué dans la production. Or la colonne vertébrale de ce nouvel album, c’est lui !
Bref, quand tu te retrouves avec toutes ces personnalités artistiques pour apporter des idées au mix sur chacun des morceaux, ça te donne beaucoup plus de couches et d’épaisseur. Puis sur le plan rap, les gars ont vraiment pris le temps de s’assoir ensemble pour peaufiner chaque titre. Ce disque me semble plus émancipé que No Kings. Je pense en effet que No Kings est moins dans la revendication, mais dans la vie: il suit naturellement les mêmes principes que son prédécesseur, mais sans se sentir obligé de les exploser voire de les expliquer.

Les paroles de All Hands me semblent plus sombres. Par exemple « .38 Airweight » s’inspire de l’affaire Bernhard Goetz dans les années 80. Les événements de Ferguson et de Cleveland ont-ils inspiré ce retour en arrière?

Ces morceaux ont été écrits bien avant les événements auxquelles tu fais allusion. Mais je sais que de telles injustices – qui ont eu cours et continuent d’être commises dans ce pays – ont forcément pesé dans le contenu des textes. Sans vouloir m’exprimer trop à la place des MC, je dirais que c’est une question qui nous préoccupe depuis longtemps.


Clip de « .38 Airweight », évoquant l’affaire Berhnard Goetz, par Adam J. Dunn.

Cet album s’inscrit dans un genre atypique, de l’ordre du « hip-hop 2.0 » : au croisement du punk, de l’electro, de la noise et du rap. Écoutez-vous ces différents genres? Ou votre son est-il le produit de toutes vos personnalités?

Ce qu’il y a de plus cool dans le fait de se réunir pour ces albums collectifs, c’est qu’aucun d’entre nous ne pourrait arriver à ça dans son coin. On apporte tous nos influences mais, de façon plus intéressante encore, je crois que cette crée aussi un jeu d’influences réciproques. Le fait de composer de la musique en groupe s’avère l’une des expériences les plus délicates mais payantes qui soient. Voilà pourquoi on s’y adonne par sessions. C’est difficile à réussir, mais quand tu vois la fin d’un album, le résultat vaut toujours le coup.

Comment décrirais-tu le style de Doomtree? Vous avez, au sein du crew, multipliés les collaborations (Scroobius Pip, Astronautalis ou B. Dolan), vous sentez-vous proche d’autres artistes de la scène hip-hop?

Au final, je pense qu’on fait juste du hip-hop qui tue! Je sais que notre son en décontenance plus d’un, qu’on trouve notre musique bizarre, mais voilà comment je vois les choses. On écoute tous des musiques différentes même si je sais qu’on aime tous Hellfyre Club en ce moment, un collectif de la côte Ouest qui réunit Open Mike Eagle, Busdriver, Nocando et Milo. Idem pour Young Fathers et Kendrick Lamar. Puis personnellement, je trouve que Drake est le meilleur rappeur actuel, mais personne ne partage cet avis dans le crew ! (Rires)

Doomtree compte sept membres. N’est-ce pas parfois difficile de réunir tout le monde ?

Ça devient en effet de moins en moins évident à mesure qu’on prend de l’âge. Certains d’entre nous sont à la tête d’une famille, de plus, chacun a ses projets. Pour ce nouvel album, nous avons su dès le départ qu’il s’agirait d’un travail en groupe. Cecil et moi avons passé environ dix mois à nous réunir chaque semaine pour compiler des beats et Paper nous envoyait ses trucs de New York. Puis on s’est tous retirés dans cette bicoque du Wisconsin dans laquelle on avait élaboré No Kings pour y décider de la marche à suivre et de l’esprit du projet. S’en est suivie une autre année de retraites dans d’autres cabanes avant de nous lancer dans l’enregistrement et le mix. Avec No Kings, le flux créatif a été de l’ordre de l’éruption volcanique avec douze morceaux écrits en un mois. Tandis que cette fois, le processus a été beaucoup plus long. Mais le résultat me satisfait beaucoup plus. Il faut vraiment le temps et les efforts engagés !

Chaque année, vous sortez bon nombres de disques sur le label de Doomtree. Quels sont vos projets en la matière? Peut-on s’attendre à un album solo de la part de Cecil Otter, Four Fists ou P.O.S. ?

On vient de finir de monter cette tournée américaine de deux mois, donc pour ce qui est du futur proche, il va être difficile de travailler à nos projets solo. Je sais que les cinq rappeurs se sont pourtant attelés à des disques en individuel, et on a tous des side-projects qui nous accaparent aussi. 2015 s’annonce comme une année à enregistrements avec des sorties en 2016. Ce qui ne nous empêchera pas de continuer à tourner et promouvoir All Hands. Nous avons vraiment hâte de venir en Europe cet été, et notamment de jouer à la Maroquinerie le 9 juillet ! Petit coup de pub sans vergogne, merci !


Session live pour Audiotree à Chicago.

Le monde de la musique a radicalement changé ces dix/vingt dernières années. Il faut désormais compter avec le format digital en plus du marché du disque. Que penses-tu d’artistes comme Thom Yorke qui encourage le public à boycotter Spotify? Ou des artistes indé’ qui veillent à mettre leur discographie entière en écoute streaming?

Je suis toujours partagé avec ce genre de débats. En étant que petit label, on cherche constamment à concilier les ventes pour rester à flots avec les ajustements qui s’imposent de manière à ce que la maximum de gens entende notre musique. Et j’adore l’atout découverte des services de streaming à la Spotify. En tant que consommateur, je dois reconnaitre que c’est comme ça que j’écoute et déniche la musique à l’heure actuelle. Mais je déplore le peu d’argent qu’on reçoit de leur part et reste persuadé que ça a aussi eu un impact négatif sur les artistes et labels indépendants. Si seulement j’avais la réponse ! Mais j’essaye juste d’arriver à un moyen terme satisfaisant et ça reste un dilemme.

Doomtree était en concert à La Maroquinerie le 9 Juillet 2015, et à La Cigale en première partie de Yelawolf, live report à lire par ici et par .
All Hands, leur dernier album, est en vente sur leur site par ici, la critique de l’album est à lire par .
Interview réalisé pour le magazine New Noise #27.

Stéphane Pinguet

Disquaire indépendant aigri mais passionné, amateur de musique, cinéma, littérature et bandes dessinées en tous genres.

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