L’histoire des musiques populaires se révèle grâce à un travail universitaire basé sur des recherches précises et rigoureuses, faisant appel à de nombreuses disciplines, telle l’histoire, la sociologie, la musicologie, l’anthropologie… Au-delà de cette objectivation nécessaire, cette histoire existe aussi à travers le regard de livres de référence, qui, par leur densité, leur justesse de ton et leur sens du récit, permettent de vivre par procuration des mouvements qui se sont révélés à posteriori. Last Night A Dj Save My Life est certainement l’une des « bibles » du genre, consacrée à la culture DJ, à la fois dans sa globalité et dans sa diversité.
La parution d’une version française du fantastique travail de synthèse des deux journalistes Bill Brewster & Franck Broughton est une nouvelle fois l’occasion de souligner l’importance du DJ dans la dynamique et l’émergence des principaux courants musicaux apparus au siècle dernier. La qualité de la documentation qui accompagne ce pavé, lui permet de s’éloigner du romantisme, pour ne pas dire du conte de fées, que constitue malheureusement parfois le récit des musiques populaires et particulièrement du Rock, surtout dans son format télévisuel. Ainsi si le Rock aurait été créé de toutes pièces par le DJ américain Alan Freed (selon une thèse assez communément admise). Les affaires de corruption ont éclipsé sa vision révolutionnaire et innovante de la musique, en tant que pièce maîtresse de la radio alors en pleine explosion, et relégué son personnage au rang de loser magnifique au profit des icônes célébrées de l’industrie du disque et de la musique (suivez mon regard…).
Plus généralement, cet essai balaye historiquement et géographiquement de nombreux courants musicaux comme le Reggae (en tant que terme générique), la Soul et son appropriation du côté de l’Angleterre prolétaire sous l’appellation de Northern Soul, ou encore la Techno du côté de Detroit dans le Michigan. Dans chacun de ces développements passionnants, la figure du DJ apparaît comme un maillon essentiel au cœur de mécaniques complexes, associant business et clairvoyance, innovation et créativité, opportunité et recyclage. A travers cette démonstration, c’est aussi le 20ème siècle qui se dévoile, par les transformations et les événements majeurs qui l’ont percuté de toutes parts, influençant de fait le cours des musiques émergentes, à l’image de la chute du mur de Berlin. Bien sûr, même si le sujet n’est que très peu abordé dans le livre, ce récit est aussi celui d’une exportation culturelle américaine massive et aujourd’hui dominante. Il met également en exergue ô combien l’Angleterre, même si elle n’est pas initiatrice des courants précités. L’Angleterre, ce carrefour où se croisent, s’amplifient, s’hybrident toutes les envies et les désirs des nouveaux « musiciens » que sont les DJ’s et les producteurs, et où se définissent les contours mouvants de la « Club culture ». Le livre bascule d’ailleurs à partir du chapitre, « Encore meilleur que l’original » (Even better than the real thing) sur une réflexion presque philosophique sur la singularité du DJ, et, par extension, sur sa version boursoufflée actuelle incarnée par les DJ’s « Rockstars ». Il pose clairement la question d’une trahison, assimilant finalement la poursuite de la quête des DJ’s à une noble cause. Difficile d’objectiver un tel débat qui fait nécessairement bondir les puristes et place certains acteurs dans une position inconfortable, entre économie et utopie. C’est d’ailleurs ce qui rend ce livre touchant, au-delà de ces qualités informatives, car Bill Brewster et Franck Boughton ont aussi vécu de l’intérieur le phénomène de l’Acid House, ce qui teinte d’un enthousiasme communicatif partagé entre nostalgie et émerveillement, dans le chapitre justement sous-titré « I’ve lost control ».
Si le nombre de pages ne vous effraie pas, Last Night A Dj Save My Life fait indéniablement partie du club très fermé des incontournables comme Bass Culture: Quand le reggae était roi de Lloyd Bradley (2005, Allia), L’Odyssée du Jazz de Noël Balen (2003, Liana Lévi) ou encore The New Beats: Culture, musique et attitudes Hip-Hop de S.H. Fernando Jr. (2008, Kargo L’éclat), qui donnent tous à leur manière un relief saisissant à l’une des plus belles et plus complexes expressions de la modernité, la musique.
Bill Brewster & Frank Broughton Last Night a Dj Saved my Life Castor Astral
700 pages, 28,00€
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