Le dandy et l’ennui
Il peut y avoir de la réjouissance à aller découvrir le nouveau Wes Anderson, sept ans après The Grand Budapest Hotel (2014) pour peu que l’on soit adepte de l’art de la mise en scène et du style andersonien. Il peut aussi y avoir de la déception si l’on attendait quelque chose du film, une promesse comme un de ces premiers plans sur les rotatives, ou de l’ennui alors même que le réalisateur a poussé son sens de l’esthétisme à l’extrême.
Dès lors de se demander d’où vient ce paradoxe entre créativité –du réalisateur- et ennui –du spectateur- ? La réponse est peut-être déjà dans la question puisque la beauté formelle d’un film n’a jamais fait un chef d’œuvre. Suis-je moi-même toujours épris du cinéma de Wes Anderson ? Dans mes souvenirs, il y a pourtant du charme à La Vie Aquatique (2003) ou à Hôtel Chevalier (2007).
Ode au journal The New Yorker
Au départ il y a un journal fictif, The Evening Sun de Liberty, Kansas qui a une antenne en France dans la ville tout aussi fictive d’Ennui-sur-Blasé¹ . En 1975, son rédacteur en chef, Arthur Howitzer Jr (joué par l’indéfectible Bill Murray) meurt d’une crise cardiaque et comme il le stipule dans son testament, le journal doit s’arrêter avec lui puisqu’il en est la figure tutélaire. D’héritiers il n’aura trouvé. C’est en substance l’introduction de The French Dispatch. Puis vient le premier gag du film dans lequel Herbsaint Sazerac (Owen Wilson) file à vive allure sur son vélo avant de disparaitre dans une bouche de métro. Soit. C’est à cette même allure que je cours après le film car c’est le rythme que le réalisateur m’impose : je n’arrive pas à m’installer dans les plans, je suis dirigé comme Arthur Howitzer Jr dirige ses journalistes. Anderson est aussi perfectionniste qu’Howitzer mais ce dernier fonctionne à l’économie de mots ce qui n’est pas le cas d’Anderson.
« Ce qui est pour l’œil ne doit pas faire double emploi avec ce qui est pour l’oreille »² . La voix off d’Anjelica Huston se superpose d’abord aux dialogues, tantôt pompeux, tantôt poétiques mais toujours denses et référencés, puis à la musique omniprésente et enfin aux cadrages toujours très stylisés avec des effets redondants (les zoom et mouvements latéraux rapides) qui ne laissent pas de répit aux spectateurs. Anderson est à grande vitesse. Il s’agit soit de le suivre et d’accepter son intention de faire impression soit de décrocher. Ou de revoir le film. Chaque plan, minutieusement travaillé, contient autant d’informations visuelles et sonores qui empêchent de s’accorder quelques flâneries comme on lit un journal. C’est cette répétition permanente, inlassable qui crée de l’ennui. La forme du film prend le pas sur le fond jusqu’à perdre l’objet principal du film qui serait d’imaginer l’esprit du journalisme ala New Yorker des années 50-60. Anderson voudrait une machine à remonter le temps pour mieux s’en saisir.
The French Dispatch repose sur la mise en images des trois chroniques que constituent le dernier numéro de l’Evening Sun, portées par ses meilleurs plumes. La motivation pour tourner ce film est assez claire : Wes Anderson aurait voulu être rédacteur en chef. Sauf qu’il fait un film qui se veut donc la reproduction photographique d’un journal, sans en prendre la valeur. Ainsi, pour passer du texte-reportage à l’image en 105 minutes, il a pu trouver et placer tout un tas d’idées formelles. Format 1:33, split screen, incrustations, couleurs pastels puis passage au noir et blanc ou aux dessins comme pour la course poursuite du 3ème segment, changements de décors entre deux scènes comme au théâtre, mouvements rapides de caméra pour insister sur les plans fixes, toujours très travaillés et évidemment symétriques. Signature. C’est un condensé de tout ce qui constitue la palette du style Anderson et l’on peut se demander s’il pourra aller encore plus loin dans sa recherche esthétique. Dans l’absolu, il faut surtout se demander si tous ces artifices fonctionnent.
Wes Wes qu’est-ce qui se passe ?
The French Dispatch est construit comme une composition : introduction, trois parties, conclusion. Le piège et le tour de force d’un plan en trois parties est connu : d’une part une partie risque d’être meilleure que les autres, d’autre part il faut apporter une cohésion à l’ensemble. Anderson s’affranchit de la cohésion puisque des histoires tout à fait différentes peuvent cohabiter dans un même numéro de journal. Ennui-sur blasé est le seul dénominateur commun aux trois histoires.
1. The Concrete Masterpiece de J.K.L. Berensen (Tilda Swinton) La première histoire est certainement la plus réussie et aurait presque suffit au scénario, dont le principe aurait été de choisir la meilleure histoire jamais écrite dans le Liberty Sun.
Berensen, en robe de soirée devant une salle comble, raconte la vie d’un détenu psychopathe nommé Moses Rosenthaler (Benicio Del Toro) dont l’occupation est, entre deux grognements, de peindre sa muse Simone (Léa Seydoux) qui est à la fois sa garde pénitentiaire et celle dont il est amoureux. C’est Julian Cadazio (Adrien Brody) qui transforme Moses en artiste reconnu, car c’est lui en tant que galeriste, qui dope sa valeur sur le marché de l’art. Une métaphore du cinéma ou de Wes Anderson lui-même qui se sentirait enfermé dans un rôle ? Libre à lui d’en sortir.
2. Revisions to a Manifesto de Lucinda Krementz (Frances MacDormand)
Ennui-sur-Blasé est la vision romantique, idéalisé et folklorique de la France et plus précisément de Paris dont les tableaux améliepoulainisés se succèdent. Cette deuxième histoire fait explicitement référence à l’agitation culturelle estudiantine dans les cafés de St. Germain des Prés dans les années 60. En mai 68, Juliette-la-radicale (Lyna Khoudri) et Zeffirelli-le-romantique (Timothée Chalamet) se disputent sur l’écriture d’un manifeste sous les yeux de Krementz dont on se demande ce qu’elle fait là. Juliette insiste pour qu’elle fasse son travail le plus objectivement possible. Sans blague. Les journalistes saisiront l’allusion. Dans ce segment West Side Story sans le chant, Anderson réutilise un rôle qu’il avait déjà utilisé dans sa filmographie : Lucinda Kremetz ressemble à Jane Winslett-Richardson, la reporter dans La vie Aquatique. Les intentions du film ne prennent pas corps, l’expérience s’alourdit par la redondance de la mise en scène, évidant le scénario.
3. The Private Dining Room of the Police Commissioner par Roebuck Wright (Jeffrey Wright)
Le journaliste Roebuck Wright raconte sur un plateau de télé (encore une mise en abime) le rôle du chef Nescaffier (Stephen Park), préposé à cuisine du commissariat d’Ennui, dans l’histoire du kidnapping du fils du commissaire (Mathieu Almaric). Les accessoires continuent d’être parfaitement disposés dans les plans, les déplacements sont quasi robotiques, on retrouve la mise en scène de plans maquettes où les acteurs stars se donnent théâtralement la réplique. Un casting de noms célèbres ne fait pas un grand film.
La conclusion de The French Dispatch se fait dans le bureau de feu Arthur Howitzer Jr : toute l’équipe du Evening Sun d’Ennui-sur-blasé est rassemblée pour écrire collectivement la nécrologie de leur ancien patron. A moins que cela soit simplement celle du film.
¹ Le film a été tourné en partie à Angoulême
² Robert Bresson, note sur le cinématographe, p.62.
The French Dispatch, écrit et réalisé par Wes Anderson
Sur une idée de Wes Anderson, Roman Coppola, Hugo Guinness & Jason Schwartzman
Avec Timothée Chalamet, Léa Seydoux, Bill Murray, Adrien Brody, Willem Dafoe,
Elisabeth Moss, Christopher Waltz, Frances McDormand, Owen Wilson, Tilda Swinton, Jeffrey Wright, Edward Norton, Benicio Del Toro & Anjelica Huston
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