Le rock est jalonné, en France comme dans n’importe quel pays, au-delà même des seuls anglophones, de groupes importants, marquants, référents. Certains parce qu’ils ont importé le “real rock’n’roll” comme Little Bob Story ou les Dogs. D’autres parce qu’ils ont emporté un formidable succès en adaptant un style particulier pour le marché français comme Noir Désir qui, à ses débuts, reprenait trait pour trait le Gun Club ou la Mano Negra qui ressuscitait The Clash. Et des dizaines d’autres qui ont laissé une empreinte indélébile sans avoir pour autant modifié l’ADN du rock.
Et il reste une dernière catégorie, généralement issue du milieu punk, les groupes essentiels, célébrés pour ce qu’ils ont apporté et l’ensemble de leur œuvre. Ceux-là ont fait école. Métal Urbain par exemple, groupe français culte aux USA. La référence ultime de Steve Albini. Bérurier Noir dans la continuité de Métal Urbain. Et, puisque c’est l’ordre du jour, Les Thugs. Des créateurs. Mieux, des innovateurs.
Le groupe d’Angers arriva en 1983 flanqué d’une technique instrumentale sommaire. Technique qu’il maitrisait au point de l’élever au niveau d’art majeur. Le punk permet ça. Si on veut, on peut. Le punk tient cet axiome de Gustave Courbet qui prônait la peinture pour tous. Nul besoin d’avoir fait une école, qui a une main peut tenir un pinceau. En extrapolant, on dira que seuls les muets ne peuvent pas chanter. Tu chantes peut-être faux, mais tu sais chanter. Rimbaud, Verlaine ou même un anarchiste comme Proudhon adhérèrent au discours de leur contemporain Courbet et s’inscrivirent dans ce courant de pensée qui nourrît un mouvement artistique européen majeur du début du 20ème siècle, le dadaïsme. Qui lui-même alimentera le situationnisme, la beat-generation, le pop art d’Andy Warhol puis le punk. Le punk qui mît un slogan sur cette pratique, le Do It Yourself. Fais-le toi-même. Les Thugs étaient autodidactes. Pas qu’ils n’aient pas de modèles pour les inspirer comme les Rouennais des Dogs ou les Anglais des Buzzcocks, mais ils étaient loin d’avoir leur niveau. Qu’à cela ne tienne, ils se contentaient de leurs propres moyens.
Des moyens qui leur fournirent suffisamment d’outillage pour élaborer un style. Le leur. Un style fait d’une rythmique tribale avec une batterie rudimentaire et un son de basse-V8, des guitares-laminoir entrainées par l’enchainement rapide de boucles de deux ou trois accords maximum, un son de tronçonneuse et des soli aux sonorités orientales sur trois ou quatre notes. Un chanteur fin mélodiste et des échos de chœurs Massaïs sur le sentier de la guerre. Cette carte d’identité génétique permit aux Thugs de mettre le monde à ses pieds. La première fois qu’un groupe de rock réussissait à porter pureté et sauvagerie à un tel niveau d’incandescence.
De l’importance des Thugs dans le paysage rock français.
Sub-Pop était fier de les avoir dans son écurie. Le groupe portait son identité française dans le nom avec l’article “Les” et son appartenance aux origines anglo-saxonnes du rock avec “Thugs” qui signifie voyous. Au plus fort de son succès, Nirvana les invita à faire leur première partie.
Jello Biafra, fan ultime des Angevins depuis le premier 45 tours, a fait des pieds et des mains pour les accueillir sur Alternative Tentacles. Les Thugs ont toujours été sur des labels anglais (Vinyl Solution) ou américains (Alternative Tentacles et Sub-Pop) et il faudra attendre que Roadrunner les signe pour les voir sur un label français pour un album avant de passer chez Warner. Ils n’étaient auparavant qu’en licence en France, via Closer puis Bondage.
On se souviendra longtemps de cette journaliste française envoyée à Seattle pour un article de fond sur le mouvement grunge en pleine vague Nirvana, demandant à ses interlocuteurs — des patrons de Sub Pop aux artistes les plus célèbres en passant par les producteurs incontournables — quel groupe rock français connaissaient-ils en pensant s’entendre répondre “Noir Désir”, voire “Mano Negra” et elle n’eût pour seule réponse que des : “Les Thugs” dont elle n’avait jamais entendu parler. En rentrant, elle s’est renseignée. Cette anecdote a permis de déclencher un petit buzz autour du quatuor angevin dont de nombreux observateurs étrangers ont souvent dit : « qu’il était le seul véritable groupe français de rock’n’roll de niveau international ».
Au siècle dernier, en dix-neuf cent quelque chose…
Crash Disques a eu la bonne idée de rééditer l’intégrale de la discographie en CD en 2004, sous le joli terme d’Inventaire assorti à l’intitulé du dernier album Tout doit disparaître (Labels, 1999). Aujourd’hui, Eric Sourice (chanteur des Thugs) et Frank Frejnik (dirigeant du label Slow Death et journaliste rock) lancent le label Nineteen Something du titre d’un album des Thugs sorti en 1997 chez Labels.
19 SMTG remet en circulation un catalogue rock indépendant français introuvable. En numérique pour commencer. Comme Eric Sourice était également un des dirigeants du label Black & Noir qui a sorti de nombreux disques cultes dans les années 90 (Dirty Hands, Shaking Dolls, Hint, Deity Guns, Drive Blind, Casbah Club, etc.), on retrouvera rapidement le catalogue Black & Noir sur Nineteen Something. Mais pas que. On devrait retrouver des albums produits par Spliff Records, Gougnaf Mouvement, Houlala, Stop It Baby, etc. Nineteen Something envisage sérieusement de rééditer des disques cultes qu’on trouve à des tarifs prohibitifs chez les boursicoteurs. 19 SMTG rééditera aussi des vinyles en commençant par ceux des Thugs donc.
Pour la première livraison, ce ne sont pas les premiers albums du quatuor angevin que le label propose. Les premiers étaient sortis chez Closer Records qui doit, je présume, se réserver les droits puisque lui aussi réédite les classiques de son propre catalogue. Radical Hystery (Closer, 1986) et Electric Troubles (Closer, 1987) feront probablement l’objet d’une réédition sur le label havrais.
Se confronter à Radical Hystery et Electric Troubles en 2015 nécessite d’avoir la gueule ferrée. En commençant par Still Hungry, Still Angry et I.A.B.F. (International Anti-Boredom Front), Nineteen Something débute par deux albums finalement très accessibles. Avec le temps et la conduite que Les Thugs ont donnée à leur carrière qui dura de 1983 à 1999, ce qu’il ressort de ces disques, c’est leur côté pop avec des guitares-hallebardes et des mélodies qu’auraient pu roucouler les girl-bands des 60’s.
Quand Still Hungry est sorti en septembre 1989, il m’a bouleversé, ému aux larmes. Homogène, ramassé, un sommaire composé uniquement de tubes pop passés au 380V. Parmi les douze carats de ce diamant brut, on trouve la sublime “Birds Of Ill Omen” dont je me demande encore pourquoi aucune star n’avait composé une telle pièce d’orfèvrerie auparavant. Les Thugs confirmaient leur statut de Mes Beatles à moi. Avec cet album, ils franchissaient un cap. Pouvaient-ils encore hausser la mire ? La réponse ne se fit pas attendre avec I.A.B.F. en avril 1991 qui, dans la hiérarchie des disques de rock les plus importants de l’histoire, se situe deux places devant l’album blanc des Beatles. Na !
International Anti-Boredom Front porte la pop à un degré de fusion jamais atteint. Chaque seconde du disque est une commotion cérébrale.
La plus belle chanson d’amour de tous les temps est là, elle s’intitule “I Love You So”. Son effet te semblera mille fois plus efficace que la prise de n’importe quel produit psychotrope. Jamais entendu une aussi belle déclaration d’amour. Ce n’est pas Paul McCartney qui aurait été capable de composer ça je te le dis moi. Même aidé par l’autre hippie de Lennon, le seul qui savait composer dans ce groupe de beatnicks de Liverpool !
Jouer dans un groupe de rock est aussi faire acte de militantisme chez Les Thugs et les parenthèses fleur bleue sont toujours de courte durée pour reprendre la lutte qui, là, en l’occurrence, revient avec “I.A.B.F.”, “Stop The War” ou “Power Race” qui sonnent la charge contre une société régressive qui se recroqueville sur elle-même. Au milieu du vacarme et de la romance, Les Thugs intercalent des plages de poésie comme le chef-d’œuvre “And He Kept On Whistling” qui intègre tous les ingrédients spécifiques au groupe avec une mélodie d’un autre monde. Dans trois siècles, cette chanson se retrouvera à côté de Mozart sur Deezer. Les Thugs sont à l’Histoire de France ce que les Sonics sont à celle des USA.
Putain, je perds mon temps à te convaincre. Soit tu possèdes ces deux albums, soit tu te fous un sac plastique sur la tête !
Les Thugs Still Hungry et I.A.B.F. Nineteen Something
Site officiel des Thugs et de Nineteen Something.
TRACKLIST:
Still Hungry (1989):
Side A
Your Kind Of Freedom
Suspended Time
Groucho’s Theme
Birthday (Why Didn’t You Come My…)
Birds Of III Omen
Going Down
Side B
Raining Again
Inside Room
Little Vera’s Song
Time Of Reaction
Radical
Square Of Lights (?)
I.A.B.F. (1991):
Side A
N.6
I Love You So
I.A.B.F.
Stop The War
Power Race
Side B
And He Kept On Whistling
Good Friends
Is It The Right Way?
Paranoia
Welcome To The Club
En écoute intégrale sur Bandcamp & Spotify.
Come On People ! Très intéressant documentaire sur la
reformation des Thugs en 2008.
Pas la peine de me convaincre, les Thugs sont le groupe que j’ai vu le plus grand nombre de fois en concert dans les années 80-90. Finalement, je n’ai râté que leur concert d’adieu. Merci pour cette mise au point. Et merci à 19 SMTG pour rééditer des disques que j’ai perdu mais que je serais très heureux de racheter.
« Soit tu possèdes ces deux albums, soit tu te fous un sac plastique sur la tête ! ». Non. La seule vraie solution, c’est de se les procurer, bien sûr, Mr Tad…
(Salut JG…)