Hallucination pacifique.
Dans cette odyssée cinématographique complexe et fascinante qu’est Pacifiction, Albert Serra invite les spectateurs à un voyage sensoriel au cœur de l’ambiguïté et du mystère. En se plongeant dans les méandres d’une narration énigmatique, le réalisateur pousse les limites du récit traditionnel, laissant l’expérience cinématographique flotter entre la somnolence, l’étonnement et le plaisir.
Pendant 2 heures et 45 minutes, le film nous enivre dans un paysage de rêverie, où les frontières entre réalité et illusion se brouillent délibérément. Le voyage commence par l’image des containers géants du port, baignés dans une lumière rosée, et se finit avec un amiral et ses marins à la navigation énigmatique. Entre temps, Serra manipule habilement le doute, nous plongeant dans une intrigue où rien n’est tout à fait certain dans un Tahiti (objet rare du cinéma) où tout nous échappe. La boite de nuit du Paradise en est le plus bel exemple, tout comme les discussions, souvent politiques, jouées par des personnages écrasés par les lieux disposés à l’écran. La scène du jet ski est particulièrement exceptionnelle. Dans un costume blanc étriqué qui accentue sa corpulence, le personnage du haut-commissaire de la République De Roller (joué par Benoit Magimel) incarne une présence qui semble plus centrée sur l’observation que sur l’action et qui devient progressivement un miroir des psychoses locales autour de la reprise des essais nucléaires. Tout comme De Roller, nous sommes immergés dans une atmosphère envoûtante où les frontières entre récit et rêve s’estompent, où Tahiti prend la forme d’une rivalité floue entre les nations, une zone d’influence géopolitique dans laquelle de Roller n’est finalement pas grand-chose.
De Roller se construit un récit, tout comme l’amiral lors de la séquence finale remettant en question leur crédibilité ce qui renforce l’aspect fictionnel du Pacifique. Les scènes, souvent filmées avec une tension de thriller, maintiennent une pression constante, évitant les retombées habituelles (scène du stade) et offrant ainsi une expérience unique. La mosaïque de couleurs et de dialogues fragmentés renforce l’atmosphère onirique, capturant des bribes de sons non immédiatement identifiables. La musique vient aussi remplir ce rôle pour accompagner la décadence. Qu’elle soit dans la boîte de nuit ou ailleurs, elle se révèle comme un thème central, un lieu de perdition où les rôles se mêlent, et où la question de l’authenticité se pose.
Le processus de création de Serra est tout aussi intriguant que le film lui-même. Avec plus de 500 heures d’images capturées, Serra évite de regarder les prises, privilégiant l’écoute des interactions sur le plateau. La caméra de Serra, dirigeant Magimel par oreillette, permet une improvisation subtile, fusionnant ainsi l’improvisation et le script. Cette façon de faire donne lieu à une liberté d’exploration, favorisant même l’importance grandissante d’un personnage comme Shanna, initialement peu développé dans le script. La méthode Serra va jusqu’à tourner avec trois caméras pour offrir au montage une richesse de plans et de choix.
Certes, Pacifiction n’est pas exempt d’ennui. Le rythme languissant peut aliéner certains spectateurs tandis que l’obscurité de la narration peut sembler décourageante pour ceux en quête d’une expérience plus linéaire. Il reste que le film est une expérience qui joue avec les frontières du réel et du rêve, laissant le public dans un état de perplexité délibérée. Serra se livre à un jeu d’ombres et de lumières, guidant le spectateur à travers un labyrinthe de sens et d’interprétations. Si le film peut parfois basculer dans l’abstrait et l’énigmatique, il demeure une invitation à s’immerger dans une exploration cinématographique hors normes.
Note de l’auteur : il me semble que même la musique soit une hallucination. J’ai été happé par un son pendant le film qui semble être le morceau A.B.S.D de Sotur. Hors, je n’arrive pas à trouver ce morceau. Si quelqu’un peut m’aider…
Pacifiction : Tourment sur les îles écrit et réalisé par Albert Serra
Avec Benoît Magimel, Sergi López, Pahoa Mahagafanau & Marc Susini
Sortie le 26 mai 2023, disponible sur Canal+
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