Wasted Shirt, Fungus II : quelle horreur est-il ?
En 2006 Alexandre Baricco a écrit un essai un peu atypique qui s’intitulait Les Barbares. Non, ne partez pas déjà, vous allez voir ça a du sens de commencer par cela… Baricco y faisait état – en résumant outrancièrement – de l’impact de l’ère numérique sur les gens et plus précisément de l’avénement d’une nouvelle génération qualifiée, donc, de barbares. Dans leurs usages, dans la création, la culture, etc. Des barbares, des mutants, qui « ne cherchent pas l’expérience, ils sont l’expérience » et produisent partout, tout le temps.
De l’autre côté de l’Atlantique, en cette même année 2006, le jeune Ty Garett Segall allait aborder la vingtaine et, entré par hasard dans un salon sur l’entrepreneuriat où il s’arrêta au stand des industries créatives*, il trouva alors sa voie : il allait devenir barbare, à la guitare et plein d’autres instruments à la main (notamment la flûte). Deux ans plus tard sortait son premier album et depuis il en a sortis un certain nombre sous différents groupes, aussi prompt à produire et diffuser que son auditeur moyen l’est à descendre des bières au bar.
Aujourd’hui, à l’aune de ses christiques 33 ans, il semble avoir été pris d’une nouvelle bouffée de barbarisme, d’une envie de croix, de bois et de clous. Pour cela il s’est associé à ce Judas de Brian Chippendale (un vrai nom de famille, on a vérifié) qui, lui, officie dans le tapageur Lightning Bolt, groupe qui a le mérite de ne pas tricher avec son nom puisque le projet consiste à littéralement faire passer la foudre dans des enceintes (et de lire sur sa page Wikipedia, « en raison des concerts joués avec Lightning Bolt, dans lesquels la batterie est située devant des amplificateurs excédant souvent les 3000 watts, il (Brian) souffre d’une sévère surdité partielle »). La rencontre de ces deux barbares – Brian au sens propre du terme et Ty au sens « Baricchien » – prend le doux nom de Wasted Shirt avec l’album Fungus II. Voilà pour le contexte.
Juger un vinyle à sa pochette…
S’il ne faut pas juger un livre à sa couverture selon l’expression consacrée, il est néanmoins de bon ton de juger un disque à sa pochette. Et celle de Wasted Shirt ne triche pas : on y retrouve cowboy de 1894 et punk de 1977 auto-confinés dans un grand espace. Une promesse magique de barbarismes, ai-je envie de vous dire, à vite glisser sur la platine…
…Mais aussi aux morceaux !
« All is Lost » ouvre l’album et plante élégamment le décor : ça gueule, ça crie, ça tabasse (à la batterie), ça culbute (à la basse) et ça fuse (à la guitare). Ça accélère, ça ralentit, se distord et part en sucette. « Zeppelin 5 » suit à une vitesse supersonique et voit une sorte de choeur d’enfants dans la cour de récré’ monter de manière menaçante. Comme un jour de kermesse qui va mal finir, où débarqueraient les droogies d’Orange mécanique… « First is my Ward » nous propulse ensuite dans une sphère plus démoniaque et l’on imagine bien le sourire narquois qu’a dû arborer Ty Segall lors de l’enregistrement. Le rythme ne fléchit toujours pas et la batterie donne presque l’illusion qu’on est chez les Oh Sees, avec deux batteurs à la manœuvre. Pendant ce temps Segall continue de jouer sa partition à base de solos et de lasers dirigés vers l’espace. « Harsho » marque alors un faux-semblant de baisse de régime pour mieux nous engluer. L’horreur, l’horreur, qu’ils disaient… c’est bien le programme. « Double the Dream », le « single » qui a révélé au monde la nature du projet, fonctionne comme une mécanique bien huilée, conjuguant les cris de nos deux compères à leurs plaisirs coupables de batteur et guitariste. « The Purple One » fait ensuite un léger pas de côté dans le parcours spéléologique emprunté depuis le début avec une guitare acoustique à la limite de la rupture qui, de toutes manières, se retrouve enfouie sous les cris et la fuzz. Faut pas déconner, non plus, il n’y a pas écrit folk ici !
Fungus 2 marque une petite minute d’interlude qui nous reconnecte avec une féminité brutale. Ça bidule des potards, ça tire les effets dans tous les sens et la panique ne retombe toujours pas… Dans « Eagle Slaughters Graduation », dont le début nous rappelle le temps béni de la drum and bass, basse et guitare prennent un tournant moins frénétique que dans les morceaux précédents mais tout aussi menaçant, (tels un aigle prêt à fondre sur une cérémonie de remise de diplôme ?) et l’on sent bien que la fin approche… Car c’est cette même basse, lourde et menaçante, que l’on retrouve à l’ouverture du long « Four Strangers Enter Cement at Dusk ». Morceau qui va, plus de sept minutes durant, décrire une probable scène d’enterrement sous une chape de ciment à la tombée de la nuit. Chanson crépusculaire, horrifique, poisseuse et « sludge » qui vient conclure l’album et siérait n’importe quel générique de fin de film de série Z. Et alors que tout semblait parti pour se terminer gentiment, nos deux barbares reprennent les micros en envoient une dernière salve électrique et rythmique, histoire de partir comme ils sont arrivés. Emballé, l’album est pesé !
Fungus II de Wasted Shirt est donc un album trapu, mauvais, vilain, qui sent fort et on ne sait quoi encore… Envoyé en travers d’oreilles qui ne sont pas forcément prêtes, il sera du goût de ceux qui aiment les coups sales et rapides, sans lendemain, et honni par ceux qui aime la dentelle, le raffinement. Un album qui pourrait juste n’avoir comme fonction que de dire au monde « ta gueule » ou de faire claquer quelques soupapes. Un album de barbares, une expérience du moment, bien évidemment…
Wasted Shirt Fungus II Famous Class
TRACKLIST :
Face A
All is Lost
Zeppelin 5
Fist is my Ward
Harsho
Face B
Double the Dream
The Purple One
Fungus 2
Eagle Slaughters Graduation
Four Strangers Enter the Cement at Dusk
* ceci est archi faux.
** pour voir plus d’oeuvres de Susan Sage qui aime jouer avec les décalages, c’est par ici et ça vaut le clic.
mais aussi et surtout, chez tous les bons disquaires indé’ !
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